Ce texte est issu d’une conférence donnée par Philippe Blanchard le 17 novembre 2019 à Genève pour l’assocation Art Genève et le 9 septembre 2022 à Dublin-Trinity College à l’occasion du concert Prix Russolo
Biographie
Luigi Carlo Filippo Russolo est un peintre, philosophe et compositeur italien, né le 30 avril 1885 à Portogruaro dans la Province de Venise et mort le 4 février 1947 à 61 ans à Cerro di Laveno (Lac Majeur, Nord de l’Italie). Il est considéré comme le père de la musique bruitiste du fait de son livre « L’Art des bruits » paru en 1913. Il est l’avant-dernier d’une fratrie de cinq enfants nés de l’union entre son père Domenico, horloger, organiste de la cathédrale de la ville et directeur de la Schola Cantorum de Latisana, et sa mère Elisabetta Michielon. Après avoir fréquenté le lycée, Russolo suit en 1901 ses deux frères aînés, Giovanni et Antonio, tous deux étudiants au Conservatoire Giuseppe Verdi, à Milan. Il commence l’étude du violon mais l’abandonne alors qu’il est âgé de seize ans en faveur de la peinture. A partir de 1901, la famille se déplace à Milan pour faciliter l’entrée au conservatoire de ses deux frères et la nouvelle activité de photographe du père. Luigi les rejoint un peu plus tard après avoir terminé son année de séminaire à Portogruaro.
A Milan, il commence à manifester un intérêt pour la peinture qu’il étudie en autodidacte bien que grâce à un ami, il puisse assister aux cours de l’Académie des Beaux-Arts de Brera. Ses premières années de peinture sont peu documentées mais on sait qu’à la mort du père en 1907, il devient apprenti au service du restaurateur Crivelli en charge de la rénovation de la Cène de Léonard de Vinci et des fresques du Castello Sforzesco de Milan et qu’il reçoit ainsi une solide formation technique de peintre.
En 1908, il réalise des eaux fortes de nature symboliste, le « Symbolisme » est un mouvement Français de la fin du XIXème siècle (Gérard de Nerval, Stéphane Mallarmé, Lautréamont, Charles Baudelaire…). La publication dans le Figaro en 1886 du « Manifeste du Symbolisme » par Jean Moréas est considéré comme l’acte de naissance de ce mouvement qui aspire à entrer avec le sens caché de l’univers par l’intermédiaire du symbole, la découverte d’un autre monde derrière le monde sensible. Les thèmes abordés dans le symbolisme : l’imaginaire, le mystère, l’inconscient, le rêve. Le monde qui nous environne n’est en effet que le reflet d’un univers spirituel. Les écrivains symbolistes rêvent donc d’atteindre un vrai monde (un monde impalpable, inaccessible, intérieur) caché derrière le monde visible des choses et des êtres. Entre 1908 et 1910, Luigi Russolo réalise environ une cinquantaine de gravures qui ont été répertoriées par G. Franco Maffina en 1977 dans un livre « L’œuvre graphique de Luigi Russolo ».
En 1909, il présente ses œuvres dans une exposition annuelle collective de la Famiglia Artistica de Milan intitulé « Blanc et noir ». C’est à cette occasion qu’il rencontre Umberto Boccioni qui devient son ami, c’est même un coup de foudre et ce dernier va l’introduire rapidement dans le mouvement futuriste, où il a l’occasion de rencontrer Filippo Tommaso Marinetti, le fondateur du futurisme, en février 1910.
Le futurisme est un mouvement de rupture qui naît à Paris grâce à un texte fondateur publié en première page du Figaro du 20 février 1909 : le manifeste du futurisme rédigé par Filippo Tommaso Marinetti. Ce texte jette les bases non pas d’une nouvelle manière de faire de la littérature ou de l’art mais il veut engendrer un nouveau mode de vie conforme au nouveau mythe de la modernité qui marque cette époque d’où l’écho rencontré par ce texte. La vitesse, la destruction des musées et des bibliothèques, la beauté du monde moderne et des machines sont exaltées, la cible de Marinetti est la société italienne et sa culture étouffée sous le poids du passé. Un nouvel être révolutionnaire qui impose sa volonté au monde. La France est vue par les futuristes comme le pays de la modernité et de la ferveur révolutionnaire. Marinetti exercera son influence sur une bande de jeunes décidés à s’affirmer de manière agressive sur la scène culturelle. Il faut trouver les gestes qui dérangent le monde bien-pensant et l’insuccès est interprété comme la démonstration éclatante de la médiocrité de la culture officielle.
« La splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse ». Cette citation de Filippo Tommaso Marinetti permet de résumer en une phrase la transition entre le mouvement du cubisme et le mouvement du futurisme qui sera traité dans cet article.
En effet, le futurisme, né en Italie en 1909, se caractérise par une recherche de l’expression picturale du mouvement. Si les formes généralement géométriques peuvent parfois rappeler celles du cubisme, il y a un désaccord avec son aspect statique. La recherche du futurisme est basée sur la dynamique et la vitesse. Le mouvement est principalement fondé sur la fascination des machines, de la vitesse, et sur la décomposition du mouvement et sa représentation.
Le futurisme, créé suite à l’édition du Manifeste du futurisme par Filippo Marinetti, se place dans un contexte d’avant-guerre où le climat politique et social est particulièrement tendu. De nombreux jeunes veulent changer radicalement le monde et ne voient la révolution qu’à travers la destruction de toutes les valeurs du passé (musée, bibliothèques, villes historiques). Le futurisme proprement dit s’essoufflera avec l’arrivée du fascisme au pouvoir au cours des années 1920 mais le mouvement aura permis l’apparition du questionnement sur l’appréhension visuelle du mouvement.
Luigi Russolo, plus que tout autre futuriste, tenta systématiquement d’illustrer dans des peintures à l’huile les images contenues dans le Manifeste technique de la peinture futuriste (avril 1910). La solidité du brouillard évoque plusieurs passages du manifeste mais pourrait également évoquer une expérience de mort imminente ou Near Death expérience (NDE). En tant que scène nocturne, elle illustre spécifiquement le plaisir futuriste de la lumière électrique qui a permis un tout nouveau répertoire de sensations visuelles et d’expériences dans les villes du début du XXe siècle : le redoublement de la vie évoqué dans le manifeste. Le sujet, dans lequel l’atmosphère et l’humeur unissent un groupe d’individus disparates, a un équivalent littéraire dans la soi-disant poésie unanimiste de Paris, à laquelle Filippo Tommaso Marinetti était familier.
La peinture est structurée par des anneaux concentriques irradiant de deux points différents rendant tangibles les sensations physiques d’une nuit brumeuse. La forme vague d’une calèche est perceptible au loin. La tentative de peindre un équivalent pour la sensation physique est caractéristique de Russolo. Les travaux antérieurs, par exemple, prenaient le parfum et la musique comme sujets. Ces expériences de synesthésie relient Russolo aux peintres de Scapigliatura du nord de l’Italie à la fin du XIXe siècle, convaincus que la technique picturale pouvait aussi transmettre l’atmosphère et l’humeur.
C’est sans doute Marinetti qui a donné l’idée à Luigi Russolo d’écrire le manifeste de l’Art des bruits adressé à son camarade Pratella en charge du département « Musique » au mouvement futuriste. Marinetti suggérait à Pratella de conclure son opéra « Aviatore » par un final de vrombissement d’un moteur d’avion. Il est même possible que la parution du manifeste ait été retardé de quelques mois. Quoiqu’il en soit, celui-ci parait sous la forme d’un fascicule de 4 pages le 11 mars 1913 ans lequel il théorise l’utilisation des bruits à des fins musicales sur la base de certaines expériences auxquelles il s’adonnait en plein climat futuriste. Le XXe siècle, en effet, grâce au développement de la société industrielle, se caractérise par l’utilisation de plus en plus répandue de machines qui ponctuent le quotidien de leurs bruits, sans parler de l’invention de l’automobile. Dans les premières lignes du Manifeste, Russolo explique précisément comment, jusqu’à cette époque, la vie humaine s’était déroulée “dans le silence ou presque” et comment la musique s’était adaptée aux nouveautés, en s’orientant vers la polyphonie et en recherchant des structures et des accords de plus en plus complexes et dissonants. En outre, Russolo invente de nouveaux instruments de musique qu’il construit avec l’aide d’Ugo Piatti et auxquels il donne le nom d’Intonarumori : il s’agit de machines capables de reproduire des timbres de différentes natures suivant le type de roue qui se situe dans le caisson qui peut être en bois, en fer... lisse, dentée.. Au lieu d’un archet comme pour un instrument à cordes, la roue est tournée avec une manivelle.
Il fait sensation avec le Gran concerto futurista per intonarumori (Grand concert futuriste pour intonarumori ) en 1914 au Teatro Dal Verme de Milan, dans lequel il compose un orchestre de 18 intonarumori, mais qui suscite une réaction assez violente du public avec des sifflets, des cris et diverses échauffourées, jusqu’à l’intervention de la police. Russolo répète cependant le concert à Gênes et à Londres, et fait la connaissance d’Igor Stravinsky.
Comme d’autres représentants du futurisme, dont Boccioni, Antonio Sant’Elia et Mario Sironi, Russolo est impliqué dans la tourmente de la guerre en 1917 et s’enrôle pour participer à la Première Guerre mondiale. Il rejoint le bataillon de cyclistes volontaires de Lombardie et est grièvement blessé à Malga Camerona, sur le mont Grappa. Il rentre chez lui pour se faire soigner et passe près de deux ans dans divers hôpitaux de Naples, Gênes et Milan, une période qu’il traverse dans un grand désarroi intérieur. Une fois guéri, l’artiste se remet à jouer de la musique, à fabriquer des instruments de musique et à peindre, participant à la Grande exposition nationale du futurisme en 1919, puis en 1920.